
Martine Storti, journaliste, professeur de philosophie et présidente de l’association
« 40 ans de Mouvement », revient sur les liens entre le Mouvement de Libération des Femmes et la chanson : de « Nous qui sommes sans passé, les femmes… » (l’hymne du MLF) à « J’aime les filles du MLF » sur l’air d’une chanson de Jacques Dutronc, retour sur 40 ans de luttes féministes.
Il ne sera pas possible ici de tout dire sur le rapport entre MLF et chansons, ni de tout chanter. En effet, dès ses débuts, le mouvement de libération des femmes chante, met des paroles nouvelles sur des airs anciens ou du moment, comme si l’une des meilleures manières de dénoncer oppression et oppresseurs était de le faire en chansons. Pour critiquer, refuser, aussi pour affirmer une fierté d’être femme, la joie de se mettre en mouvement, le plaisir d’être ensemble…
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Les chansons évoquées ici évidemment ne m’appartiennent pas, je ne suis qu’une médiatrice, une intermédiaire, d’une génération à une autre. D’ailleurs, de certaines chansons, on ne peut pas dire les auteures, parce qu’elles sont écrites en groupe, un soir de réunion ou de dîners…On trouvera les paroles de nombre d’entre elles dans différents recueils, citons notamment le recueil édité par la librairie Carabosses, Elles chantent, ou celui de Marie-Jo Bonnet, publié en 1981 (ed. Tierce), Mouvement de libération des femmes en chansons. Il faut citer aussi le travail fait par le groupe Les voix rebelles, qui reprend des chansons des années 70 auxquelles s’en ajoutent d’autres, écrites plus tard, écrites encore maintenant.
L’assemblage chansons-MLF se noue donc dès le début, dès cette année 1970, par exemple lorsqu’en mai, des femmes, réunies en assemblée générale à la faculté de Vincennes, haut-lieu du gauchisme, se font traiter de « mal baisées » par leurs camarades « révolutionnaires ». Elles leur répondent en chanson : « Le pouvoir est au bout du phallus ». Le ton était donné !
Le pouvoir est au bout du phallus
Dit celui qui écrit sur les murs
Je fais la révolution
Les femmes lui ont répondu
Ta révolution tu peux t’la foutre au cul …
Au printemps 1971, une chanson, écrite par quelques-unes, allait avoir un avenir inattendu, celui de devenir l’Hymne du MLF. N’ayant pas participé à la « création » de cet hymne, je m’appuie ici sur les souvenirs de Josée Contreras :
« J’ignore quand la chanson « Nous qui sommes sans passé, les femmes… » a été promue au rang d’ « Hymne du MLF », mais une telle perspective aurait suscité stupéfaction et hilarité chez les quelques femmes du Mouvement qui l’ont improvisée un soir de mars 1971.
Aucune solennité n’a présidé à sa naissance. Hors les AG des Beaux-arts, les réunions entre femmes du Mouvement étaient informelles, quotidiennes, et même pluri-quotidiennes : y assistait qui pouvait, qui voulait, qui s’intéressait au thème annoncé. La réunion qui se tenait ce soir-là chez Monique Wittig était destinée à préparer le rassemblement du 28 mars 1971 au Square d’Issy-les-Moulineaux, en mémoire et à l’honneur des femmes de la Commune de Paris.
Une dizaine de femmes étaient présentes, dont plusieurs m’étaient alors inconnues. Je citerai, mais sans certitude, outre Monique Wittig, Hélène Rouch, Cathy Bernheim, Catherine Deudon, M.-J. Sinat, Gille Wittig, Antoinette Fouque, Josyane Chanel…
Comme ce sera toujours la façon de faire au Mouvement, quand nous préparions des chansons, des slogans ou des tracts pour une manifestation, nous le faisions à toute allure. On était assises par terre, tout le monde parlait en même temps, certaines notaient, les propositions fusaient dans le brouhaha, étaient reprises, transformées, complétées, ou abandonnées. L’une ou l’autre des participantes lançait tel titre de chanson connue, chanson du répertoire folklorique ou tube du moment, au besoin elle en fredonnait l’air. Si une majorité s’en saisissait, on commençait à y mettre nos paroles.
Nous avions deux registres principaux en ce printemps 1971 : d’une part, la colère, la révolte, la dénonciation (notre côté guérillères) dont témoigne l’ainsi nommé « Hymne du MLF » ; d’autre part, l’humour, la dérision, l’insolence (notre côté « Et puis on s’en fout, tout ce qu’on fait est bien ! ») Pour l’ « Hymne », c’est moi (du moins me semble-t-il) qui ai proposé un air que j’avais appris ado en colonie de vacances et que j’ignorais être « Le Chant des marais ». Plusieurs participantes le connaissaient également et, la musique étant facile à retenir, nous avons aussitôt entrepris de lui donner un texte. Je ne crois pas qu’à ce moment-là aucune de nous ait su que nous étions en train de détourner un chant (« Le chant des marais ») qui portait une tragique charge d’histoire : composé en 1933 par des déportés politiques antinazis et juifs dans un camp d’internement allemand, ce chant avait été ensuite largement diffusé par les Brigades internationales pendant la guerre d’Espagne, avant de se répandre dans tout l’univers concentrationnaire européen. Car, si opprimées que nous estimions être, il ne nous serait pas venu à l’esprit de nous identifier aux résistants antinazis et juifs, aux défenseurs de la république espagnole ou aux millions de victimes des totalitarismes… »
« Nous qui sommes sans passé, les femmes »
(Interprétation : Serge Hureau, Olivier Hussenet et Manon Landowski)
Nous, qui sommes sans passé les femmes,
nous qui n’avons pas d’histoire,
depuis la nuit des temps, les femmes,
nous sommes le continent noir.
refrain
Levons nous, femmes esclaves
Et brisons nos entraves,
Debout !Debout !
[…]
Le « Nous qui sommes sans passé, les femmes » peut s’entendre d’une double façon : les femmes ne sont pas dans l’Histoire, en tout cas pas autant qu’elles le méritent (depuis les années 70 cela a un peu changé, grâce notamment au travail des historiennes féministes) et les femmes ignorent leur passé : ainsi le titre du numéro de la revue Partisans, paru à l’automne 1970 et titré Libération des femmes année zéro. Année zéro, comme si avant, du côté du féminisme, il ne s’était rien passé ! Quelle bêtise ! Mais justement de cette histoire, les jeunes femmes que nous étions alors étaient assez ignorantes parce qu’elle ne nous avait pas été transmise. Nous étions des héritières plutôt ignorantes de leur héritage !
Alors en cette décennie soixante-dix, quelque chose recommençait, se dessinait, un chemin que les femmes n’ont pas fini d’emprunter, celui non seulement d’une émancipation, mais bien d’une libération, autrement dit de libertés à conquérir, à affirmer, libertés des esprits et des corps, car se conjuguaient alors et doit se conjuguer encore, la lutte pour l’égalité et la lutte pour la liberté, le refus des discriminations mais aussi des possessions, des mainmises, des appropriations.
Le même jour peut-être que celui que je viens d’évoquer, en tout cas au printemps 1971, quelques femmes reprennent l’air et le titre d’une chanson de 1965 écrite par Serge Gainsbourg et interprétée par Valérie Lagrange, « La guérilla », mais lui donnent d’autres paroles, qui 40 ans plus tard, n’ont rien perdu de leur charme :
« La guérilla »
Nous on fait l’amour et puis la guérilla,
L’amour entre nous c’est l’amour avec joie,
Mais pour faire l’amour il n’y a pas d’endroit,
Partout y’a des hommes et partout on se bat.
[…]
On prendra le soleil, on le mettra dans le train,
On aura des casquettes de mécanicien,
On ira en Chine dans le transsibérien,
Et puis on s’en fout, tout ce qu’on fait est bien !
« La guérilla » : chanson gaie, insolente, désinvolte, les femmes sont sûres d’elles-mêmes, elles l’affirment, elles le chantent, elles disent cette soif de liberté, de renversement de l’ordre établi… Mais elles n’oublient pas, avec un zest d’auto-humour, le sort malheureux, traditionnellement malheureux, devrait-on dire, des femmes.
Ainsi, cette « complainte » qui reprend le style de la complainte traditionnelle, nombreux couplets et sujet mélodramatique. Qui en est l’auteur ? Selon certaines, c’est l’écrivaine Christiane Rochefort, très active dans le MLF dès ses débuts. Elle retrouve là , dans les AG, les réunions, les discussions, un écho à sa révolte et à celle des personnages de ses romans. Selon d’autres, l’entreprise aurait été plus collective. Quoi qu’il en soit, cette complainte reste un morceau d’anthologie qui mêle réalisme, humour, auto-dérision !
« La complainte » (« Une femme, c’est fait pour souffrir »)
(interprétation : Serge Hureau et Olivier Hussenet)
[…]
A l’école sa maîtresse
Lui disait : ne t’en fais pas
Si le carré d’la vitesse,
Ca te paraît du chinois
C’qu’il faut surtout qu’tu connaisses
C’est l’temps d’cuisson des p’tits pois
Une femme, c’est fait pour souffrir (refrain)
[…]
La morale de ces stances
C’est qu’c’ est pas la solution,
Elle a manqué de patience,
Elle a manqué d’information ;
Elle aurait mieux fait d’attendre
Le Mouvement de libération !
Personne n’est fait pour souffrir
Ces trois chansons, souvent reprises, me paraissent emblématiques du MLF, elles mêlent ce qui allait être le style, le ton du MLF, dénonciations des injustices, des inégalités, des discriminations, des souffrances infligées aux filles, aux femmes. Mais aussi ce sens de la révolte, cette insolence, cette fierté d’être femme, et l’envie d’une autre façon de vivre, d’être au monde…
Leur texte paraît dans le numéro 3 du Torchon brûle, journal « menstruel » qui aura six numéros, ce qui est beaucoup, compte tenu des faibles moyens du MLF, ce qui est aussi trop peu : on aurait aimé en effet que l’inventivité, l’humour, l’intelligence qui emplissent les pages se déploient sur davantage de numéros. Mais côté presse, les féministes vont développer revues et journaux pendant toute la décennie 70.
A chaque lutte, ses chansons
Chaque lutte aura ses chansons, je ne peux reprendre ici tous les thèmes, j’en retiens trois, la lutte pour l’avortement et la contraception libres et gratuits, le travail, la libération sexuelle.
En finir avec l’angoisse de la grossesse, avec l’avortement illégal et le plus souvent réalisé dans des conditions qui mêlent sordide et danger physique, tel est bien l’un des enjeux du MLF à travers la lutte pour la liberté de l’avortement.
Cette tragédie, le mot n’est pas trop fort, de l’avortement est sinistrement dit dans ce détournement des « Feuilles mortes » devenues « Les femmes mortes » : « Les femmes mortes se ramassent à la pelle… »
De nombreux airs seront utilisés : sur l’air du « Galérien », chanté à l’époque surtout par Yves Montand et Les compagnons de la chanson, quelques-unes composent « Les galériennes » :
Je m’souviens ma mère disait
T’en vas pas voir les hommes
J’y ai été, j’ai avorté
Et c’est bien fait pour ma pomme…
Dans les manifestations, les rassemblements, les meetings, les slogans fusent : « Pas d’enfants à la chaîne, pas de chaîne pour les enfants », ou encore « Nous aurons les enfants que nous voulons », « Un enfant si je veux, quand je veux ! », « Travail, famille, patrie, y’en a marre », « Enfants désirés, enfants aimés »….
Un homme politique de l’époque est particulièrement visé, Michel Debré, hostile à l’avortement – mais il finira par s’y rallier – et apôtre d’une France de 100 millions d’habitants.
Ainsi est-il moqué dans cette « Carmagnole de la contraception », chantée pour la première fois en décembre 1972 par des femmes qui s’étaient glissées dans les tribunes de l’Assemblée nationale lors du débat d’un projet de loi tendant à créer le « conseil supérieur de l’information sexuelle, de la régulation des naissances et de l’éducation familiale »
« La Carmagnole de la contraception »
(Interprétation : Serge Hureau)
M. Debré aurait voulu (bis)
Qu’on fasse des enfants tant et plus (bis)
Mais nous n’avons que faire
De pondre pour les guerres.
La planète déborde,
Nous disons non (bis)
La planète déborde
Vive la contraception !
Refrain
Ah, ça ira, ça ira, ça ira !
La société mâle à la lanterne
Ah, ça ira, ça ira, ça ira !
Tous les phallocrates on les pendra.
[…]
L’ancien Premier ministre du général de Gaulle, connu pour ses positions natalistes et anti- pilule contraceptive, sera à nouveau épinglé dans une autre chanson, cette fois sur l’air du succès de Dario Moreno, « Brigitte Bardot, Bardot »…
Debré, nous n’te ferons plus d’enfants
Non, non, non, non…
Pour faire de la chair à canon,
Non, non, non…
S’abrutir à la production,
Oh non !
Et vive la contraception…
[…]
Cette chanson sera reprise souvent dans les manifestations en faveur de l’avortement, même après le vote fin 1974 de la loi Veil, qui libéralise enfin l’interruption volontaire de grossesse. On l’entendra encore lors de la manifestation du 6 octobre 79 qui réunit dans les rues de Paris près de 50000 femmes venues de toute la France.
Le travail
Bas salaires, précarité, temps partiel, harcèlement sexuel, les femmes sont aux premières loges. Dès le début des années 70, les féministes dénoncent les conditions spécifiques faites aux femmes dans les usines, les bureaux, les magasins tandis qu’elles partagent les luttes que mènent certaines d’entre elles.
La mise en cause de l’exploitation dans le travail se double d’une dénonciation du travail domestique ou plutôt du fait que celui-ci est pour une très grande part assumé par les femmes. Cette mise en cause de la « double journée » des femmes sera et est encore un leitmotiv des manifestations ; on la retrouve dans ce « journal chanté d’une femme en ménage » (sur l’air de la chanson de Guy Béart « Le matin je m’éveille en chantant ») publié dans le numéro 1 du journal « Les pétroleuses » :
« Le matin, je me lève en chantant »
Le matin, je me lève en chantant
Et le soir, je me couche en dansant.
Tout le jour, je fais la fête
En m’levant c’est déjà chouette
Je commence par nettoyer
Et je vais vite faire leur café.
[…]
« Votre libération sexuelle n’est pas la nôtre ! »
Les filles du MLF sont traitées de « mal baisées », d’ « hystériques », de castratrices », de « gouines », elles s’en moquent, elles tournent les injures en dérision et même elles en rajoutent. Ainsi cette chanson, sur l’air du célèbre « C’est vrai », succès de Mistinguett dans les années 30 :
« Ils disent qu’on est des hystériques, des salopes excentriques : c’est vrai
Ils disent que l’on a dans nos slips des couteaux électriques : c’est vrai… »
Justement, de certaines caresses, de certaines manières de faire l’amour, elles ne veulent plus. Elles le disent, le crient, le chantent, par exemple sur l’air de « La vie en rose », succès d’Edith Piaf : « Il est entré dans mon corps, Comme un salaud d’butor, J’ai vraiment pas eu d’chance, C’est lui pour lui… »
Les filles du MLF déconstruisent les rôles sexuels, mettent en cause une certaine conception de la libération sexuelle qui en faisant de la jouissance une sorte de
« devoir » reconduit une image traditionnelle de la virilité et n’entame en rien la domination masculine. N’est-ce pas ce que dit, sur l’air des « Sixteen tons » dont Les Platters avaient fait un grand succès, ce texte écrit par un groupe de l’époque auto baptisé Les polymorphes perverses ?
« Y en a ras l’bol de se prosterner »
(Interprétation : Serge Hureau)
Y’en a ras l’bol de se prosterner
Devant l’érection d’un phallus fatigué
Car de vous messieurs on peut se passer
Et jouir enfin sans être humiliées
[…]
Y’en a ras l’bol d’être mal baisées
Par des mecs imbus de leur supériorité
L’amour entre nous c’est l’égalité
Et vive l’homosexualité
Le MLF est homosexué en tant qu’il ne rassemble que des femmes. Elles ont besoin d’espaces à elles, loin des regards masculins, de mots à elle, loin des jugements à l’emporte-pièce…
Et même lorsqu’il y a, au départ, une alliance femmes-hommes, celle-ci se délite rapidement. Ainsi le FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire), né en 1971, qui rassemble en ses commencements filles et garçons : mais la lutte commune ne durera guère, les lesbiennes, devant l’affluence croissante des garçons, s’en allant pour former Les gouines rouges qui font leur véritable apparition lors des « Journées de dénonciation des crimes contre les femmes » qui se tiennent au Palais de la Mutualité, à Paris, les 13 et 14 mai 1972.
Elles montent sur la scène, invitent les lesbiennes de la salle à les rejoindre, chantent une chanson composée par Marie-Jo Bonnet :
À bas l’ordre bourgeois et l’ordre patriarcal,
À bas l’ordre hétéro et l’ordre capitalo
Amies prenons les armes contre l’ordre moral
Ne soyons plus rivales
Aimons-nous entre femmes.
Lors de la Foire des femmes qui se déroule le 17 juin 1973 à la Cartoucherie de Vincennes, un autre contenu sera donné au tube de Jacques Dutronc « J’aime les
filles » :
« J’aime les filles du MLF »
(Interprétation : Olivier Hussenet et Manon Landowski)
J’aime les filles du MLF
Toutes les filles et je vous dis
Y a plus de belles, de grosses, de laides
J’aime les filles et je suis une fille
J’aime les homos, les hétéros
Les paranos, les hystéros
Les divorcées, les solitaires
J’aime les mères célibataires
[…]
CREDITS
« Le pouvoir est au bout du phallus »
Anonyme/Anonyme
« Nous qui sommes sans passé, les femmes »
Anonyme/Rudi Goguel
« La guérilla »
Anonyme/Serge Gainsbourg
« La complainte (Une femme, c’est fait pour souffrir) »
Anonyme/Anonyme
« La Carmagnole de la contraception »
Anonyme/Anonyme
« Debré, nous n’te ferons plus d’enfants »
Anonyme/Dario Moreno
« Le matin je me lève en chantant »
Anonyme/Guy Béart
« Y en a ras l’bol de se prosterner »
Les Polymorphes perverses/Travis Merle
« J’aime les filles du MLF »
Anonyme/Jacques Dutronc